Archives par étiquette : description

Tomber en amour : Le syndrome de « l’attachement archivistique »

FRANÇOIS CARTIER, chargé de cours

Depuis le début de ma carrière, j’ai eu le privilège de traiter de nombreux fonds d’archives, d’abord au Centre d’histoire La Presqu’île à Vaudreuil-Dorion, puis au Musée McCord de Montréal, et maintenant à l’INRS. Certains fonds étaient de taille modeste, quelques centimètres tout au plus. D’autres au contraire se sont avérés tout un défi avec leurs nombreux mètres linéaires.

À chaque fois, le plaisir est le même : découvrir une nouvelle personne, une nouvelle famille ou une institution du passé. C’est aussi l’occasion d’appliquer de façon très immédiate les fonctions archivistiques apprises à l’université : évaluation, classification, description, indexation et préservation.

Au-delà de la découverte que nous permet la description des documents, la satisfaction obtenue à la fin du traitement, avec les dossiers bien identifiés, les boites rangées, les notices saisies dans notre base de données, nous ressentons un sentiment d’avoir accompli quelque chose de significatif. On pense aux créateurs du fonds et du service qu’on vient de leur rendre. On pense aussi aux chercheurs qui auront accès à un nouveau corpus de documents bien organisés. Ou peut-être est-ce en plus le côté obsessif-compulsif propre à l’archiviste, de tout voir bien ordonné. Allez savoir !

Ce dont je veux parler dans ce billet, toutefois, est d’une autre nature, quelque chose qu’on n’enseigne pas (ou peu) dans les cours d’archivistique. Alors voilà, je dois m’en confesser : je suis souvent tombé en amour avec un fonds d’archives. J’en conviens, c’est probablement la chose la plus « geek », archivistiquement parlant, qu’un professionnel de notre domaine puisse déclarer. Mais je ne suis pas le seul. Je me souviens d’une stagiaire devenue complètement absorbée par le fonds qu’elle traitait. Il s’agissait du fonds d’une famille anglophone de Montréal, les Clouston. C’était il y a plus de quinze et elle m’en parle encore !

Nul besoin de tomber sur le fonds d’un prix Nobel ou d’un premier ministre (ou encore plus rarement, me direz-vous, les deux combinés !). Vers 2005, je traitais un petit fonds qui contenait essentiellement la correspondance qu’un soldat canadien envoyait à sa famille à Montréal pendant la Deuxième guerre mondiale. Les lettres suivaient la progression du jeune homme : camp d’entrainement en Angleterre, débarquement de Normandie, nord de la France, Belgique, puis Pays-Bas. Les lettres étaient alors datées de mars 1944. On sentait que la guerre allait bientôt prendre fin sur le front européen. Puis, la dernière lettre : une missive de l’aumonier du régiment qui annonçait le décès du soldat à sa pauvre mère. Triste fin, à quelques semaines de la victoire alliée en Europe ! Et c’est pour cette raison que je me souviens très bien de cette lettre parmi toutes celles qui me sont passées entre les mains depuis que je travaille avec des archives.

Première page de la lettre de l’aumonier du 1er Bataillon des Black Watch du Canada où est annoncé la mort du soldat James Will au débu mars 1945, quelques semaines avant la fin de la guerre en Europe. Source : Musée McCord, Montréal. P621 – Fonds de la Famille Will (P621/A3.2.1).

 

 

Source : Musée McCord, Montréal. P621 – Fonds de la Famille Will (P621/A3.2.1)

Traiter un fonds d’archives, c’est souvent comme un roman ou une biographie. On se plonge dans la vie d’autrui par la procuration que nous
offrent les archives. Avec la classification et la description, on reconstruit, en quelque sorte, l’existence passée d’une personne physique ou morale. Après tout, c’est la finalité du traitement archivistique, de laisser derrière nous un ensemble structuré et accessible. Mais il faut aussi faire preuve d’un détachement olympien pour ne pas être touché, ne serait-ce qu’un petit peu, par l’histoire que nous reconstruisons. Et comme un bon livre, on peut sentir un certain vide quand le traitement arrive à sa fin. Un peu comme quand on tombe en amour et que l’objet de notre affection quitte la pièce.

La morale de cette histoire : peut-être suis-je un éternel romantique, légèrement obsessif-compulsif avec des tendances voyeuristes ? Bien sûr ! Nous le sommes tous et toutes un peu à divers degrés ! Ceci veut dire que le traitement d’un fonds d’archives, au-delà des questions de technique et de méthode, est aussi une affaire humaine. Nous avons souvent entre les mains la vie (consignée) de personnes qui, comme nous, ont tenté de faire leur bout de chemin dans le monde.

On pourrait argumenter pour ou contre la dimension émotionnelle quand nous nous plongeons dans des archives non-traitées. Pour moi, trop de froideur technique ne pourrait pleinement rendre compte de la charge humaine portée par les documents. Au final, cette sensibilité contribue à produire un meilleur produit final, ne serait-ce qu’une meilleure portée et contenu, ou un choix plus vivant de termes d’indexation dans notre base de données. Aussi, et surtout, pour nous archivistes, tout ça nous fait grandir un peu plus comme individus, même si on expose occasionnellement notre cœur d’archiviste à de petites peines d’amour !

Vers une modernisation sans précédent de la description en archivistique

FRANÇOIS CARTIER, chargé de cours

Pour le titre de ce billet, j’avais pensé à une de ces formules-choc, du genre « La description archivistique : à la croisée des chemins », ou bien « Le nouveau paradigme de la description archivistique ». J’aurais même osé « Une nouvelle ère pour la description des archives ». En fait, chacune de ces formules expriment bien où se situe la description aujourd’hui : une fonction essentielle de notre discipline qui (enfin) s’apprête à tirer parti des possibilités offertes par le web et le numérique.

En effet, la norme actuelle de description, les RDDA (Règles pour la description des documents d’archives) montre de sérieuses limitations pour décrire les documents en format numérique. Bien qu’il y ait un chapitre dans les RDDA consacré à ce type de documents, il est loin d’être adéquat pour bien faire le travail.  Les RDDA montrent réellement leur âge (1) dans leur incapacité à s’arrimer aux nouveaux systèmes conceptuels servant à caractériser le monde qui nous entoure, les documents qui y sont générés et les créateurs qui en sont responsables. Oui, les RDDA permettent de bien contextualiser les documents en permettant de décrire les personnes physiques et morales qui les ont créés. Oui, les RDDA permettent de mettre un cadre contextuel aux documents en les situant dans le temps et dans l’espace (dates et lieux de création). Et oui, les notices ainsi générées, à cause de leur format normalisé, peuvent être encodées et mises en ligne sur des sites web institutionnels ou sur des portails agrégateurs comme le Réseau de diffusion des archives du Québec (RDAQ). La création de tels catalogues nationaux était d’ailleurs une des principales raisons d’être des RDDA.

Dans leur forme actuelle, des portails comme le RDAQ ou Archives Canada fonctionnent de façon tout à fait correcte. On peut y trouver des documents de partout au Canada. Il en est de même pour plusieurs sites similaires ailleurs dans le monde (Archives Hub en Grande-Bretagne est un bon exemple). De tels systèmes, toutefois, devront s’adapter aux pratiques émergentes en description et tirer profit des avancées en sciences de l’information.

Les notices que nous mettons en ligne, aussi bonnes soient-elles, ont en effet leurs limites. Leur principal défaut : les métadonnées qui les constituent sont très peu interconnectées, autant entre elles qu’avec les autres notices. Il en résulte des notices présentées en « silo », largement séparées les unes des autres.

Le Conseil international des archives (ICA), par les travaux de son comité sur les normes et bonnes pratiques, œuvre en vue de permettre à la description de devenir plus complète et dynamique. À cette fin, un premier pas a été franchi en mettant sur pied quatre normes de description (ISAD-G, ISAAR-CPF, ISDIAH, ISDF) entre 1992 et 2008. La première sert à rédiger les notices descriptives, la seconde à décrire les créateurs (personnes physiques et morales et les familles) et à créer des notices d’autorité, la troisième sert à décrire les institutions conservant les archives et, la quatrième, à décrire les activités génératrices de documents.

Le but est maintenant de rassembler ces quatre normes au sein d’un seul nouveau modèle que l’archiviste française Claire Sibille décrit comme « un véritable réseau de relations entre les différents types d’entités archivistiques, d’où un projet d’élaboration de modèle conceptuel archivistique » (2). Le résultat de cette démarche est le « Records in Context », un modèle conceptuel qui rassemble les éléments des quatre normes existantes dans un tout cohérent et dynamique :

Ce projet modèle a été diffusé à l’automne 2016 pour fins de rétroaction. On peut d’ailleurs le trouver en suivant ce lien.

Du côté canadien, un désir de conserver une norme proprement canadienne a été manifesté par la communauté archivistique (lors d’un sondage mené par le Comité canadien de description archivistique). Il y a donc fort à parier que, peu importe sa future forme, la norme canadienne gardera des spécificités propres à notre pratique, tout en s’appuyant toujours sur les mêmes grands principes théoriques.

Toutefois, il serait dommage que les archivistes canadiens ratent une occasion d’arrimer davantage leur norme de description à ce qui se fait ailleurs dans le monde. À cet égard, Records in Context a été examiné par les archivistes canadiens qui ont tout récemment émis leurs commentaires à ce sujet.  De plus, il serait aussi dommage de ne pas tirer profit des possibilités qu’offrent les nouveaux modèles de description. Il ne suffit que de penser au phénomène des données ouvertes liées (souvent présentées par leur acronyme anglais « LOD » pour Linked Open Data) qui, comme leur nom l’indique, peuvent permettre de décloisonner les notices. De paire avec des technologies permettant aux données de se « comprendre » et de se connecter entre elles, comme la technologie des graphes, nous pourrions contribuer à alimenter le web dit « sémantique ».

Il s’agit d’un environnement numérique dynamique où peuvent se créer des liens insoupçonnés entre nos données pour créer une expérience d’autant plus riche pour nos usagers. Exit, donc, la consultation de notices descriptives statiques. Nous aurons le potentiel de créer un vaste réseau conceptuel qui permettra aux chercheurs de profiter d’informations provenant de plusieurs institutions différentes, informations qui auront été liées par un web plus « intelligent ».

La clé du futur est là : l’ouverture et la collaboration pour mieux servir notre public. Comme le mentionne Claire Sibille : « (…) la profession continue à explorer ses principe et à réimaginer ses pratiques puisque les nouvelles technologies présentent des opportunités sans précédent pour remplir les missions archivistiques avec efficacité. (3)

Car n’oublions pas que le but final est de nous adapter au monde qui nous entoure afin de bien servir la société !

D’ici là, il reste beaucoup de travail à effectuer, tant à l’étranger qu’au Canada (les deux textes de Claire Sibille cités dans ce billet offrent un bon résumé sur les travaux entrepris à ce jour). Pour les archivistes, il faudra en outre commencer à se familiariser avec des concepts nouveaux, comme les ontologies avec leurs entités et leurs attributs. Mais ça, ce sera pour un prochain billet.

À suivre !

 

Notes

  1. Les premiers chapitres des RDDA ont été publiés en 1990. Il est à noter de plus que les RDDA sont grandement inspirées de la norme RCAA2. Cette dernière est justement en voie d’être mise au rancart au profit d’une norme plus moderne, les RDA.
  2. Claire Sibille et al. « Une évolution dans les pratiques descriptives – Vers un modèle conceptuel archivistique? ». Arbido, 1, 2012.
  3. GUEGUEN, GRETCHEN et al. « Toward an International Conceptual Model for Archival Description: A Preliminary Report from the International Council on Archives’ Experts Group on Archival Description. » The American Archivist, Vol. 76, No. 2 Fall/Winter 2013, pp. 566–583. Version française disponible gratuitement en ligne à cette adresse.