DANIEL DUCHARME, chargé de cours
Les partisans du big data me font sourire, parfois. Car ils s’imaginent œuvrer pour une plus grande démocratie dans la gestion des affaires de l’État. Au Québec, par exemple, vous trouverez un site Web consacré à la transparence des membres du Conseil des ministres. Depuis le 1er janvier 2015, un citoyen peut consulter à loisir l’emploi du temps de son ministre préféré. En novembre 2014, dans un article publié sur le site du journal Le Devoir, le ministre Jean-Marc Fournier, ministre responsable des Affaires intergouvernementales canadiennes et de la Francophonie canadienne, estimait qu’il s’agissait d’une illustration concrète du souci de transparence des élus.
Que faut-il penser, d’un point de vue archivistique [*], de cette « avancée » de la démocratie parlementaire ? Lors du 7e Symposium du Groupe interdisciplinaire de recherche sur les archives (GIRA), dans une conférence prononcée par Alain Savoie, président de la société Irosoft, celui-ci se demandait s’il fallait tout publier, tout diffuser. En traitant de la question des données [*] ouvertes (Open Data), il a justement pris en exemple les agendas… Il a alors souligné – avec justesse, je crois – que le fait de mettre en ligne des agendas allait amoindrir leur valeur probante [*]. En effet, que pensez-vous qu’un ministre va inscrire dans son agenda s’il est disponible en ligne? Il ne mettra sur le Web que ses rendez-vous officiels et en taira plusieurs autres, ce qui me semble assez normal compte tenu de son degré d’exposition. Surtout, il ne mettra aucun nom, aucune adresse, aucun renseignement susceptible de contrevenir à la législation sur la protection des données à caractère personnel. Et que va-t-il résulter de tout ça ? Un agenda réduit à sa plus simple expression. Un document pauvre en information. Bref, sous prétexte de contribuer à la démocratie, on vide les agendas de leur substance, de leur contenu informationnel et, surtout, on atténue grandement leur qualité de source pour l’histoire.
Les documents d’archives constituent des matériaux pour les chercheurs, historiens ou pas. Ils permettent de témoigner des faits et gestes des personnes et des organisations à travers le temps. Certes, les mettre à la disposition immédiate du public peut constituer un bienfait pour la démocratie, mais, comme toute médaille à son revers, cela atténue grandement leur valeur d’information et de témoignage [*]. Résultat: demain, nos enfants et leurs enfants ne sauraient plus rien.
[*] Les définitions suivantes sont tirées de la Terminologie de base en archivistique de l’EBSI (2015):
- Archivistique: La discipline qui recouvre les principes et les méthodes régissant la création, le traitement, la conservation et l’utilisation des archives. (Couture, Ducharme et Rousseau, 1988, p. 56).
- Donnée: La donnée peut être définie comme la plus petite représentation conventionnelle et fondamentale d’une information (fait, notion, objet, nom propre, chiffre, statistique, etc.) sous une forme analogique ou digitale permettant d’en effectuer le traitement manuel ou automatique (informatique). (Rousseau et Couture, 1994, p.123)
- Valeur de témoignage: Permet de saisir la capacité des documents de renseigner sur son producteur. Dans le cas d’un organisme, les archives doivent témoigner de son organisation, de ses activités, de son fonctionnement, de ses réalisations et de son évolution. Dans le cas d’un individu, les documents témoignent de sa vie personnelle et professionnelle, de ses réalisations et de son évolution. » (Charbonneau et Robert, 2001, p. 255)
- Valeur probante: Qualité des documents d’archives qui leur permette de servir de preuve. (DAF, 2007, p. 35)
Bonjour Daniel,
De mon point de vue, faciliter l’expression de la démocratie en favorisant une plus grande diffusion et transparence de l’agenda, certes limité en données , d’un ministre par exemple, n’est pas incompatible avec l’existence bien réel d’un agenda plus complet (et réellement utilisé par le ministre) qui aura lui, peut-être, la chance de faire partie du fonds d’archives du dit ministre pour « l’Histoire »….. Je pense que le « big data » offre une source d’informations complémentaires sans supprimer ou remplacer les sources « traditionnelles ». Histoire et démocratie ne s’opposent pas, elles se nourrissent mutuellement.
Merci pour ce commentaire très pertinent. Tu as sans doute raison, Florian, et je ne m’oppose pas à la diffusion des données ouvertes. Par contre, quand on consulte les procès-verbaux des années 1970 de certaines organisations et qu’on les compare avec ceux de 2015, on constate facilement la perte pour l’histoire. Avant, ils étaient fermés à la consultation pour au moins 20 ans, de sorte qu’on pouvait se permettre de contextualiser davantage les prises de décision ; aujourd’hui, ils sont accessibles au bout de quelques mois, et offrent des documents plutôt ternes…
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